Le Cap-Nord en 5cv Peugeot

 

L'oncle Michel, le frère de la Maman du Tchouk, a fait ses études à l'Ecole Centrale. Durant l'été 1954, avec deux camarades de promotion, ils ont été parcourir la Scandinavie avec une modeste 5cv Peugeot qui avait déjà alors un bon quart de siècle (Voir Les autos de l'oncle Michel).

Voici les notes de leurs improbables aventures écrites par l'oncle Michel et publiées dans le journal des élèves de l'Ecole Centrale de Novembre/Décembre 1954.

Les illustrations, de même que la décoration de "La Joconde", sont du papa du Tchouk.


De bonne heure, le 22 juillet, huit pistons (Note: c'est le surnom des Centraliens) quittaient Paris, en direction de la Suède, sous les regards dubitatifs de camarades.

L'équipe, d'âges et de caractères fort variés, se révèle homogène et pourtant le plus jeune piston appartenait a une 125 cc Peugeot. Les trois suivants, Bernard, Michel et Jacques espèrent être de la promotion 55, quant aux autres, des quadruplés, ils équipaient une 5 CV, également Peugeot (publicité gratuite, hélas! . ..) plus connue sous le nom de "La Joconde", sans doute à cause du velouté de sa peinture jaune, ou de l'indicible bâillement des ailes avant vues de face.

La présence de la moto était motivée par la faible constitution de la voiture qui, malgré les 150 heures passées par Michel en réparations diverses (Bizuths, ne lisez pas ceci, et continuez à croire qu'on travaille à Piston) était incapable de transporter trois personnes, bagages et pièces de rechange.

André (Note: le Papa du Tchouk, qui a également réalisé le logo de la Page du Tchouk) avait réalisé une décoration inspirée de Walt Disney, et qui eut d'autant plus de succès qu'il fut toujours impossible de savoir s'il s'agissait d'écureuils ou de Bambis. Une tirelire théoriquement automatique, reliée à une sonnette de téléphone complétait l'équipement et devait contribuer à payer les réparations inévitables (Auto-financement).

Les premières journées se passèrent à vitesse maxima, 35 de moyenne, sur les autoroutes d'Allemagne, favorisés par un bon vent arrière… Crevaison, enlisement nocturne dans une fondrière, nuit sous un pont faute d'Auberge de Jeunesse... dans l'ensemble tout se passa fort bien.

La traversée du Danemark fut particulièrement humide, aussi Bernard et Jacques étaient-ils heureux d'abandonner alternativement la moto pour des séances de séchage à la vapeur d'huile, dans "La Joconde".

Il en fut ainsi jusqu'à Finspong, au sud-ouest de Stockholm. Nous y avons visité les usines Ljungstroms.

Week-end très agréable à Stockholm - canaux, jeunes filles, Hôtel de ville, avenues et vieilles rues, tout y est plaisir des yeux. Seule "La Joconde" n'y était pas à son aise, sens uniques ou giratoires, tramways, conduite à gauche, tout lui déplaisait, mais elle restait docile.

Puis ce furent quelques semaines sans histoires, consacrées à des visites de mines de fer à Haksberg, Grangesberg, Hafors, Bodos… d'usines et d'aciéries, De Laval, Sandvicken. Dans l'ensemble visites très intéressantes: mécanisation extrêmement poussée dans les mines, services sociaux remarquables, rapports ingénieurs-ouvriers très cordiaux. Nous retrouvons là pas mal de choses dont on a entendu parler dans les cours de Piston et avec un peu de prudence, de diplomatie et de chance, nous pouvons souvent faire croire que nous sommes au courant.

Les week-ends sont toujours bienvenus et, en particulier à Smedjebacken près de Falun, nous arrivons au cours d'une semaine de réjouissances données au profit des enfants. Malgré sa discrétion "La Joconde" est repérée par le commissaire aux fêtes qui nous mobilise pour l'aider. Il a un bon argument "c'est pour les enfants pauvres" et ajoute " I have three girls for you" (sic), alors comment refuser? Hensa, Kiki, Britt, douces Suédoises, un peu chevalines bien sûr, mais sympathiques quand même.

Ainsi, "La Joconde" fut équipée de haut-parleurs et parcourut la ville pour annoncer un match de football. Puis elle participa à un carnaval de voitures, nul besoin de la décorer, sa toilette habituelle convenait - qu'il est pénible de faire des kilomètres au pas avec un ralenti troublé par la présence de moustiques dans le carburateur.

Mais l'emploi du temps est strict et nous remontons vers le Nord. Les routes sont très mauvaises (Note: nous sommes en 1954), terre, sable, cailloux et trous; aussi la conduite à moto est pénible pour Bernard. Le paysage est très monotone, forêts et lacs sans trêve. Quelques côtes présentent de sérieuses difficultés pour "La Joconde", il faut aller jusqu'au bout de la première, débrayer au dernier moment, lancer le moteur au maximum et repartir pendant que Jacques pousse à l'arrière de toutes ses forces. Cela se passe jusqu'à dix fois par côte. Le calage est une hantise car il y a longtemps que le démarreur refuse ses services et la manivelle a toujours été inopérante. Nous arrivons toujours au bout par nos propres moyens… on ne peut songer à faire remorquer une voiture qui n'a ni freins ni pare-chocs.

Cahin-caha, nous remontons jusqu'à Sundsval, 300 kilomètres au nord de Stockholm, où nous laissons les véhicules pour aller en Laponie, par train. Petit voyage conformiste, mais agréable, qui nous permet de visiter des mines de fer à Malmberget et Kiruna et d'admirer quelques Lapons destinés aux touristes. La vitesse moyenne des trains suédois ne change guère de celle de "La Jaconde".

De Sundsval nous repartons en direction de la Norvège - 500 kilomètres dans une vallée magnifique se terminant par une chaîne de collines, puis une descente sportive vers le Fjord de Trondheim (route en lacets, à 60 à l'heure sans différentiel).

Il y a longtemps que la voiture n'a aussi bien marché. Véritable chant du cygne, car dans une petite côte le moteur émet des bruits atroces, puis se bloque après un craquement violent. Nous sommes dans un village, 3 maisons et un vague garage. Personne ne parle anglais, allemand ou français, mais le garagiste comprend que cela ne va pas!

Nuit dans le foin, et au matin on dépose le moteur: une bielle s'est rompue, cassant le piston, aplatissant les tuyauteries d'huile et labourant le vilebrequin. Deux autres bielles sont coulées! Nous ne sommes qu'à 3000 kilomètres de Paris, mais guère optimistes quand même. Il est impossible d'obtenir des pièces de rechange et il n'y a aucun marchand de ferraille susceptible d'acheter l'engin. Mais "La Joconde" revivra grâce à un ingénieur Norvégien qui nous emmène à Trondheim, dans une fabrique de cylindres. Le Directeur de l'usine nous assure qu'il peut refaire un piston sur mesure, et réparer les deux bielles. Quant à la troisième, ils souderont notre tête intacte à une ébauche de pied de bielle qu'ils ont, puis mettront l'ensemble à la cote.

Enfin, le Directeur nous annonce que pour des étudiants français la réparation sera gratuite. Partout ailleurs qu'en Norvège, une telle bienveillance serait inimaginable.

Deux jours plus tard les bielles sont prêtes, c'est un plaisir de les voir, dommage qu'il faille les remettre dans le notre moteur.

Durant ces quelques jours, Bernard et Jacques travaillent dans une ferme pour gagner nos repas, pendant que Michel refait trois des portées de bielles du vilebrequin avec lime à ongle et papier de verre. Quant aux tuyauteries d'huile trop malmenées, nous les avons supprimées. Le soir l'équipe se retrouve pour dormir dans le foin.

Le moteur est remonté de nuit, toujours avec l'aide du garagiste, qui lui aussi refusera d'être payé. Et, après quelques essais infructueux, nous partons pour Trondheim: 80 kilomètres en 5 heures, dans une région montagneuse. La vapeur fuse sans cesse hors du radiateur, mais nous ne pouvons nous arrêter faute de démarreur. Nous arrivons ainsi, juste à temps pour embarquer sur un cargo en direction de Bergen car on ne peut songer à franchir les 500 kilomètres de montagnes qui nous séparent d'Oslo.

Nous apprendrons plus tard qu'une équipe de Français sur De Dion Bouton se trouvait au même moment a Trondheim avec leur boite de vitesse éclatée!

A peine depuis quatre heures en mer, notre bateau capte le S.O.S. d'un cargo en feu, le diesel a explosé. Quelques minutes plus tard nous arrivons près du bateau dont tout l'arrière forme un immense brasier. L'officier mécanicien a été bloqué dans la salle des machines et les cris de son agonie ne pourront jamais s'effacer de nos mémoires. Notre capitaine décide de combattre l'incendie et pendant six heures ce sera une lutte sans répit, avec deux petites lances, dans la nuit et la fumée, les deux bateaux liés bord à bord. "La Joconde" n'est qu'à 50 centimètres du brasier et a été dûment arrosée d'eau de mer pour éviter qu'elle ne prenne feu. Une carapace de sel n'améliorera pas l'isolation électrique à son retour a terre!

Après deux jours de mer assez dure, l'équipe n'est pas fâchée de se trouver sur un sol stable, à Bergen. La ville est très intéressante avec ses maisons en bois, de la Hanse germanique et le marché aux poissons vivants. Les rues sont animées et riantes. Les Norvégiennes n'ont sans doute pas d'aussi jolis châssis que les Suédoises (la mécanique est devenue une obsession), mais ont infiniment plus de charme. La sensation produite par "La Joconde" nous permet de vendre quelques articles et photos à des journaux, les problèmes financiers devenant alarmants.

Un après-midi, ayant parqué la voiture d'une façon non réglementaire, celle-ci disparaît. Nous la récupérons a la fourrière après quelques palabres - que n'aurions-nous pas donné pour prendre une photo de "La Joconde" remorquée par un car de police et pilotée par un "flic" à casquette blanche et longue épée.

A nouveau le problème des montagnes se pose et nous sommes obligés d'envoyer la guimbarde à Oslo par bateau. Bernard fera les 600 kilomètres en moto, tandis que Jacques et Michel partent en stop à quelques heures d'intervalle, après s'être offerts deux vieux Chamberlains, chez un antiquaire pour 175 frs., car la pluie est digne de la réputation de Bergen. Celui de Michel est encore très digne, mais le pépin de Jacques se retourne au moindre souffle, loi du moindre effort.

La première voiture qui accueille Michel menace de prendre feu au bout de quelques kilomètres, à la suite d'un court-circuit. Le conducteur qui ne songeait même pas à couper le contact et ne savait comment ouvrir son capot, regarde béatement Michel déconnecter la batterie et remettre les choses en simili bon état, ce qui lui vaut un cendrier en témoignage de gratitude. Mais la voiture ne repart quand même pas. Le lendemain Michel et Jacques sont ramassés successivement par un camionneur dont la gaieté vient sans doute d'un bidon de cinq litres de vin doux dont il use sans réserve. Tous les kilomètres, on s'arrête et le goulot passe de bouche en bouche. Comment des Français pourraient-ils dire qu'ils ne boivent jamais de vin? - et pourtant était-ce du vin, du pétrole ou de l'alcool?

L'art de conduire ne fait sûrement pas appel à la conscience car notre chauffeur décrit des sinusoïdes dont les extrema extremorum n'empiètent cependant ni sur la montagne ni sur le ravin: il évite même les rares véhicules qui nous croisent.

Quelques heures d'attente fastidieuse, il ne passe en effet même pas une voiture à l'heure, et nous sommes recueillis par un Australien qui nous fait faite 400 kilomètres à travers des hauts plateaux désertiques, puis des vallées riantes, et nous dépose à Oslo à minuit ce qui nous vaut de coucher au poste de police, l'auberge de la Jeunesse étant fermée.

Trois jours après nous repartons vers la Suède pour visiter les usines SKF à Gottembourg. Nous sommes en plein rodage, aussi les moyennes ne sont guère brillantes.

A Copenhague, quelques journées très agréables: soirées au Tivoli, bien sur. Puis hélas, c'est le retour vers Paris. Pendant 1400 kilomètres ce sera une lutte incessante contre un vent de front (et de tempête) qui limite notre moyenne à 18 kilomètres à l'heure. La voiture est fatiguée et progressivement l'avant se translate à l'arrière: le démarreur, une lame de ressort, un phare, le capot (pour améliorer le refroidissement) et divers accessoires se retrouvent dans le coffre à bagages (doux euphémisme). La moto a, elle aussi, des difficultés internes et c'est un véritable banc d'essai international pour bougies.

Sur "La Joconde" la consommation croît en fonction inverse de la vitesse, nous atteignons deux litres à l'heure et tombons souvent en panne sèche faute de consulter le manche de parapluie-jauge d'essence.

Qu'importe, le 17 septembre, nous sommes à Paris, heureux d'avoir effectué complètement ce voyage, projeté avec un peu d'audace peut-être et beaucoup d'inconscience sûrement.

Les dernières journées de liberté permettent de faire un rodage de soupapes, après quoi "La Joconde" a retrouvé une nouvelle jeunesse et semble dire "je ne suis pas encore fichue, je ne suis pas encore complètement fichue".